Dans une région marquée par des rivalités anciennes et des ambitions renouvelées, le projet de passage frontalier entre Smara, dans le sud du Maroc, et Bir Moghrein, au nord de la Mauritanie, fait figure de signal fort. Baptisé « Maabar al-Ghala » – le passage de la richesse –, ce corridor de 93 kilomètres, en cours d’aménagement, ne se limite pas à une simple infrastructure. Il cristallise une vision stratégique marocaine visant à remodeler les rapports de force au Maghreb et au Sahel.
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1. Un projet au service de l’Initiative Atlantique
Lancé sous l’impulsion du roi Mohammed VI, le projet s’inscrit dans l’Initiative Atlantique, qui ambitionne de renforcer la connectivité entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne. Objectif affiché : faire du Royaume un pont entre l’Europe, les Amériques et l’Afrique de l’Ouest, en réduisant sa dépendance aux routes passant par l’Algérie.
Par ce passage, Rabat consolide également sa souveraineté sur le Sahara occidental, territoire contesté mais intégré de facto à ses projets nationaux. Les investissements massifs dans les infrastructures dans cette zone répondent autant à des besoins logistiques qu’à une volonté politique d’ancrage territorial.
Perspective critique : l’idée d’un « isolement géopolitique » du Maroc est discutable, car le Royaume est déjà bien intégré dans les accords transrégionaux (UE, États-Unis). Il s’agit donc ici plus d’une rhétorique politique que d’un véritable isolement.
2. Vers un rapprochement Maroc–Mauritanie ?
Traditionnellement neutre sur la question du Sahara occidental, la Mauritanie pourrait être tentée de réévaluer sa position si les gains économiques du projet se confirment. La création d’une zone logistique conjointe à la frontière et l’ouverture de nouveaux circuits commerciaux sont en discussion.
Ce rapprochement pourrait offrir à la Mauritanie :
- Un accès privilégié aux infrastructures marocaines (ports, autoroutes, TIC).
- Un rôle stratégique d’intermédiation entre Maghreb et Afrique de l’Ouest.
Risque géopolitique : un alignement trop visible sur Rabat pourrait provoquer des tensions avec Alger, et possiblement des représailles économiques ou diplomatiques.
3. Un corridor stratégique pour le Sahel
Le projet se positionne comme une solution aux défis logistiques des pays enclavés du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger), leur offrant une ouverture directe sur l’Atlantique via Tanger Med ou Dakhla.
Des camions maliens transportant coton ou produits agricoles pourraient réduire leur dépendance à des corridors plus longs et moins sécurisés, comme ceux passant par Abidjan ou Dakar.
Mais les obstacles sont nombreux :
- Insécurité croissante due aux groupes armés.
- Faiblesse des infrastructures dans les pays traversés.
- Compétition directe avec la route transsaharienne Alger–Lagos, défendue par l’Algérie.
4. Alliances extérieures : entre levier économique et dépendance
Les Émirats arabes unis figurent parmi les premiers partenaires stratégiques du projet. Ils financent déjà plusieurs infrastructures clés au Maroc, et pourraient cofinancer le poste frontalier ou une base logistique dans la région de Dakhla.
Ce type de partenariat permettrait :
- D’attirer des fonds de la BAD, de l’UA ou de bailleurs européens.
- De positionner le Maroc comme hub de la ZLECAf (Zone de libre-échange continentale africaine).
Limite à considérer : l’implication d’acteurs extérieurs peut susciter des critiques sur une forme de néocolonialisme ou une perte de souveraineté sur certaines décisions stratégiques.
5. Sécurité : talon d’Achille du projet ?
Le Front Polisario, farouche opposant au contrôle marocain du Sahara, pourrait voir dans ce projet une provocation directe. Des actes de sabotage, voire d’attaques ciblées, ne sont pas à exclure. L’épisode de Guerguerat en 2020 reste dans toutes les mémoires.
D’autres risques menacent :
- Instabilité politique au Sahel (putschs successifs).
- Présence croissante de groupes djihadistes.
- Déception des États partenaires si les retombées économiques tardent à se concrétiser.
Conclusion : entre ambition régionale et prudence stratégique
Le passage Smara–Bir Moghrein illustre l’ambition du Maroc de s’imposer comme puissance logistique et diplomatique en Afrique. Il renforce sa projection vers le sud, consolide sa souveraineté sur le Sahara, et courtise ses partenaires africains avec une vision claire.
Mais sa réussite dépendra de plusieurs facteurs :
- La capacité à gérer les rivalités régionales, notamment avec l’Algérie.
- Le renforcement de la sécurité sur l’axe sahélien.
- Une diplomatie inclusive avec la Mauritanie et les pays du Sahel.
Le Maroc trace une route ambitieuse. Reste à voir combien de partenaires choisiront de l’emprunter.