Depuis août 2022, le Maroc et la Tunisie traversent une crise diplomatique inédite, née d’un incident en apparence protocolaire. Lors du sommet TICAD organisé à Tunis, le président tunisien a accueilli Ibrahim Ghali, dirigeant du Front Polisario et figure contestée par Rabat, qui considère le Sahara occidental comme partie intégrante de son territoire. Pour le Maroc, cet accueil équivalait à une reconnaissance implicite de la « République sahraouie », une ligne rouge stratégique. La réaction fut immédiate : rappel de l’ambassadeur marocain et boycott du sommet. Tunis, de son côté, a défendu son geste comme une obligation envers l’Union africaine, soulignant sa neutralité historique sur ce dossier.
Pourtant, cette crise s’ancre dans une histoire bien plus ancienne. Les deux pays partagent des liens millénaires, marqués par des échanges intellectuels et religieux, comme en témoignent les parcours croisés de savants médiévaux entre Kairouan et Fès. Au XXe siècle, leurs luttes communes contre le colonialisme français ont forgé une solidarité incarnée par des figures telles que Habib Bourguiba et Mohammed V. Mais cette proximité n’a pas empêché des tensions récurrentes, notamment en 1957, lorsque la Tunisie, devenue république, critiqua la monarchie marocaine, ou en 1994, sous le régime de Ben Ali.
Aujourd’hui, les positions semblent irréconciliables. Le Maroc exige une clarification sans équivoque de la part de Tunis, l’accusant de s’aligner sur l’Algérie, principal soutien du Polisario. Rabat interprète chaque ambiguïté tunisienne comme une menace pour sa souveraineté, d’autant que la reconnaissance internationale de ses droits sur le Sahara occidental progresse depuis 2020. La Tunisie, elle, invoque son devoir de neutralité et son respect des cadres multilatéraux, refusant de prendre parti dans un conflit qui dépasse ses intérêts directs.
Les enjeux régionaux compliquent la résolution de la crise. La rivalité entre l’Algérie et le Maroc, amplifiée par le soutien algérien au Polisario, transforme la Tunisie en un pion indirect. Bien que Tunis nie toute ingérence, Rabat perçoit son attitude comme un reflet de l’influence d’Alger. Parallèlement, l’Union du Maghreb arabe (UMA), déjà paralysée depuis des décennies, voit son impasse s’aggraver, privant la région d’un outil essentiel pour apaiser les tensions.
Des solutions existent pourtant. Une diplomatie discrète, via des canaux informels, éviterait l’escalade médiatique. Des gestes symboliques, comme la relance de projets culturels ou éducatifs communs, rappelleraient les affinités historiques. Une déclaration tunisienne réaffirmant son attachement aux résolutions de l’ONU pourrait rassurer Rabat sans exiger de prise de position radicale. Enfin, une médiation neutre, portée par l’UA ou le Japon, faciliterait un dialogue technique dépassionné.
Malgré les tensions, l’espoir persiste. Les peuples marocain et tunisien restent liés par des migrations, des échanges universitaires et une culture partagée. Des milliers d’étudiants marocains fréquentent les universités tunisiennes, tandis que des familles tunisiennes résident au Maroc. Ces connexions humaines, plus fortes que les divergences politiques, pourraient inspirer une réconciliation. Comme l’écrivait Ibn Khaldoun, illustre penseur né à Tunis et vénéré au Maroc : « Le présent est le fruit du passé, et le germe de l’avenir. » Reste à Rabat et Tunis de cultiver ce germe avec pragmatisme et mémoire commune.